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Didier Lupo : un homme ordinaire, une passion extraordinaire

Il dit de lui qu’il est Monsieur Tout le Monde qui s’entraîne tous les jours. Plus exemplaire encore que les grands fauves au karaté d’instinct, ce passionné magnifique et sans compromis sut toute sa vie arpenter tous les pics de l’exigence avec un seul but : forger la maîtrise.
Recueilli par E.Charlot / photos : D. Boulanger (Karaté Magazine, 06/13)

48 ans, deux enfants, 6e dan et professeur au SCO Sainte Marguerite à Marseille et délégué au grade, Didier Lupo est l’un des piliers discrets de l’aventure du karaté français et une part de sa noblesse. À 17 ans il participe encore aux championnats de France kata. À 18 ans il doit choisir, alors qu’il est qualifié pour son premier championnat d’Europe kumite. Il se spécialise et commencera une longue carrière récompensée par deux médailles de bronze aux championnats d’Europe 83 et 86, et un titre européen en 89. À la suite de sa carrière, il s’investira entièrement dans l’enseignement du karaté en général, du karaté-jutsu en particulier devenant l’un des grands experts français, « deuxième génération » comme il aime à le dire.

Mon père et mon dojo privé. Mon père était concierge d’école. Un Italien d’origine, pudique et affectueux, pas du tout intrusif. Je me rappelle de lui ces deux phrases : « c’est bien, fils
» et « c’est pas grave, fils ». Il m’a toujours encouragé sans jamais s’imposer. Il n’a jamais vu un de mes cours, mais venait aux compétitions. Il refusait de s’asseoir dans les places
officielles en disant que ce n’était pas pour lui, mais même planqué dans les tribunes au milieu de trois mille personnes, je trouvais toujours ses yeux et je sentais sa présence
bienveillante. Un jour, il a déblayé au fond de la cour une sorte de chalet désaffecté qui servait de débarras et m’a permis de l’utiliser comme dojo privé. Un cadeau décisif. J’y ai
oublié le temps. Pendant des heures et des heures, je traçais des trajectoires imaginaires. C’était aussi mon bureau pour les devoirs que je ne faisais pas beaucoup. À la retraite de
mon père, j’ai retrouvé ce chalet et il m’a bien semblé que le coin où je me tenais le plus souvent était plus creusé qu’ailleurs. De 14 ans à 22 ans, je m’y suis entraîné tous les jours.

Pas plus doué qu’un autre. Au début c’était le football, et puis mon cousin est arrivé en vacances et faisait des gestes bizarres. C’était l’époque Bruce Lee. J’ai tanné mon père
pour être inscrit à la rentrée. Aujourd’hui comme hier, les jeunes vont au club pour des mauvaises raisons. Mes élèves, ce sont les jeux vidéos qui les amènent, et toujours les
films d’action, comme nous. Je me rappelle de l’odeur du dojo plus que des premiers cours. Je n’étais pas plus doué qu’un autre, mais qu’est-ce que ça veut dire, être doué ?
Passionné, ça oui, je l’étais. Je m’endormais avec une revue de karaté que ma mère n’achetait pas tous les mois. Elle était bien usée la revue ! Doué… On entend beaucoup ça.
Pettinella ou Pinna étaient des doués… mais qui connaît le nombre d’heures d’entraînement qu’ils ont accumulé ? Ils ont bossé. Le seul secret, c’est de ne pas compter ses heures.

S’entraîner seul. Le barème, c’est le travail. C’est comme en musique, il faut répéter pour que la mécanique entre. Et même sur le plan psychologique, c’est quand tu t’es vraiment
éprouvé à l’entraînement que tu construis ta confiance et ta détermination. Avec le recul de l’expérience, j’essaye de le faire comprendre à mes élèves : c’est l’entraînement individuel
qui prime. C’est comme en maths, tu fais les cours et après tu bosses à la maison. C’est comme ça que cela avance. Un jeune qui a fait un vrai travail personnel, tu le reconnais, en
stage, quand il pose une bonne question. Il n’y a que quand tu es seul avec toi-même que tu peux vraiment travailler à corriger la position de ton pied. Mais un gars comme ça, je n’en ai
pas rencontré beaucoup en 25 ans. Le goût de l’entraînement personnel, c’est très rare et pourtant c’est la clé. C’est dommage parce que c’est notre atout. Un coin de garage ou de
jardin, vous n’avez besoin de rien d’autre en karaté pour devenir fort. De moi aussi, on a dit que j’étais doué. Mais les gestes je les avais répétés des milliers de fois. Je ne sais pas ce
que c’est que d’être doué, mais ce dont je suis sûr, c’est d’avoir été l’un de ceux qui a le plus travaillé.

Franck Benjamin. Après mon père deux autres personnes ont contribué de façon décisive à mon parcours dans le karaté. Le premier c’est Franck Benjamin. Il est la première
personne que j’ai vue, à neuf ans, en entrant dans le club de mon quartier de Marseille. Plus tard, on a passé huit ans dans la même piaule en équipe de France !C’est mon meilleur ami,
mon témoin de mariage, le président de mon club. C’est surtout celui qui a accompagné ma pratique depuis le début. L’entraînement seul est prépondérant, mais je pouvais aussi
l’appeler n’importe quand, il était toujours partant. C’est avec lui que j’allais en stage – c’est plus facile à deux – et quand on faisait les compétitions on était surtout déçu quand l’autre
perdait. On s’est envoyé l’un à l’autre tellement de positif… C’est un privilège d’avoir eu la possibilité de travailler avec un partenaire constamment disponible, mais aussi d’avoir vécu
cette histoire, née dans le karaté. Une histoire d’amour.

Je rêvais d’être prof. L’autre rencontre décisive de ma vie de karaté, c’est Francis Didier. J’avais 17 ans, j’entrais en équipe de France, le karaté c’était ma vie. Après le premier
stage, je n’avais qu’une idée en tête, « pourvu qu’il me garde le plus longtemps possible ». Pour apprendre. Après avoir croisé Francis Didier ma seule ambition a été de devenir un
jour aussi fort que lui. Ce n’est pas terrible, je le reconnais, mais c’était ma motivation. Ses démonstrations étaient fascinantes, sa forme de corps, sa fluidité incroyables et il avait
toujours le mot « recherche » à la bouche. Il a sans doute été le plus grand expert de sa génération, même si aujourd’hui il s’exprime ailleurs que sur un tapis… Moi qui étais
Marseillais, je faisais deux heures de route le samedi pour une heure trente de karaté à Montpellier. L’équipe de France est venue dans ma vie par hasard. Je n’en ai jamais rêvé.
Ce que je voulais, c’est être le prof. C’était lui qui était fort, qui était beau, qui détenait la vérité après laquelle je courrais. J’ai enseigné dès mes 21 ans.

L’attitude vaut mieux que les titres. Je me voyais en samouraï. C’était ça notre génération. Je faisais 65 kg et j’adorais faire les toutes catégories, ce genre de choses. Ce qui me fait
plaisir aujourd’hui, c’est que quand les gens viennent vers moi, c’est de cela dont ils me parlent. Pas de mes titres, mais de mon attitude. Il faut que les jeunes le comprennent et se
projettent dans l’avenir. On laisse une image de soi, pas un palmarès. Les simulations, les compromis avec la morale… ça reste. Je me souviens en 1990 à Vienne je crois, en quart de
finale, je suis champion d’Europe en titre, je fais face à un bloc hollandais. Il y a 2-2, le gars marque et ça claque fort. C’est moi qui valide le point en refusant le médecin. J’avais le
type dans les yeux, j’ai fait ça sans réfléchir. À l’époque je m’en suis un peu voulu et Francis Didier, qui était entraîneur, m’a incendié ! Mais aujourd’hui que j’ai moins de cheveux, je suis content de l’avoir fait.

Le karaté global. À l’époque, on pratiquait le karaté global. On était compétiteur, mais on allait dans les ligues voir les experts qui passaient. Il n’était pas rare de voir Thierry Masci
en finale d’un championnat de France kata. Le Hétet, Pierre Pinar… ils faisaient les deux. Encore aujourd’hui, je suis heureux de mettre les gants avec mes élèves et le dimanche
matin, de faire mon heure de kata dans le dojo tranquille. On a de la chance dans les arts martiaux, on passe des étapes qui renouvellent constamment la passion. J’ai fait dix ans
de compétition avec des hommes exceptionnels et après, l’aventure a été aussi riche. Comme prof, notamment en kata, il faut pouvoir répondre aux questions. Alors j’ai
approfondi et c’était une mine d’or. À partir de cette richesse, j’ai épuré. Je suis allé vers une forme praticable et concrète. C’est un cheminement. À partir des enchaînements
techniques que les karatékas ont automatisés, je propose de donner des réponses efficaces en défense personnelle. Pas parce que je crois qu’il faut faire de la self-défense –
la plupart du temps elle est fantasmée – mais parce que je pense nécessaire d’aller chercher en profondeur la signification de ce que l’on fait. Le but ? Enrichir encore et toujours la pratique. Ce qui était théorique est mis à l’épreuve dans le travail du bunkai.

S’appuyer sur le code, casser le code. En karaté, on a une méthode pédagogique extraordinaire. C’est notre trésor de guerre ! On passe par la codification parce que c’est le moyen
nécessaire pour développer la dextérité. Dans ce domaine, les raccourcis ne sont jamais bons. Mais il ne faut pas que ce code devienne un facteur limitant. Il faut savoir trouver le rythme rond, casser le facteur aliénant de la répétition et garder l’esprit ouvert pour voir ce que font les autres, s’en inspirer même pour ne pas laisser croire à nos élèves, lassés par un modèle un peu suranné, que c’est mieux ailleurs, alors que c’est faux. J’enseigne les signifiants de nos gestes, avant qu’ils aient été figés par le code. Okinawa, mais aussi le Kung-Fu chinois, voilà les
bases de notre patrimoine. À l’époque le travail était réaliste. La codification nous en a un peu éloigné, mais c’est la bonne façon de répéter ses gammes. Ensuite, il faut chercher à retrouver le réalisme avec une mise en situation moderne et des réponses originales. Après, à la fin, de toute façon, arts martiaux, karaté, toutes ces pratiques finissent par construire des gens bien élevés. Et c’est ce qui compte.

La compétition l’art de la distance et du temps. Jeune, je regardais les gars de l’équipe de France comme des martiens. Je ne gagnais pas au début et c’est le travail qui m’a amené à
prendre le dessus. À 17 ans, je faisais encore signer un autographe à Jean-Louis Gramet que j’avais croisé à un France-Japon. Six mois après, on partageait une chambre en équipe
de France. C’est bien de rêver d’être champion… mais il faut faire attention. Tu as deux cents gamins sur une compétition, tu sépares les filles et les garçons, tu sépares ensuite
en catégorie de poids. Sur les quinze qui restent, il y en a deux qui ont un peu de gaz et les autres qui font garderie. Alors on devient champion, parfois sans les bases qui sont
essentielles quand le niveau monte. Et ça devient difficile ensuite pour ceux-là de se remettre en question. Celui qui a un bagage technique est favorisé par la suite. Ce bagage, il
faut constamment le réapprendre, mais pour celui qui a une formation rationnelle, alors la compétition devient un plus. Le compétiteur devient expert d’un jeu basé sur la distance et
le temps. C’est passionnant. Mais si en plus les bases sont bonnes, alors à la fin, on peut atteindre un niveau d’expertise vraiment élevé. La compétition est là pour enrichir le karaté
traditionnel. Sans cette expérience, il te manque quelque chose d’essentiel et tu vas avoir besoin plus tard d’un uke complaisant qui veut bien t’attendre sur les démonstrations ! Le
Shotokan des uns, le Shotokan des autres. J’enseigne le shotokan, c’est un fil conducteur. Mais j’ai suivi tellement de stages et d’enseignements que tout cela n’a plus d’importance.
Mon karaté est beaucoup nourri de celui de Nakahashi, mais j’ai appris de tous les styles et de tous les experts. Et puis quand vous allez voir les grands spécialistes, vous découvrez la
forme de chacun.

Le shotokan des uns n’est pas le shotokan des autres. Le karaté, c’est individuel et universel. Il faut aller voir tout le monde. Pourquoi les grands experts affichent toujours un
tel niveau alors qu’ils n’ont plus de professeurs ? Parce qu’ils ont un public. Faire un stage, c’est exigeant, on ne s’en tire pas avec les mots. Il faut dégager quelque chose. Il faut rester impliqué, travailler en amont, s’exercer à la dextérité comme un artisan et progressivement dégager l’essentiel. Un professeur expert, c’est l’exigence, pour soi d’abord, et puis pour les
autres. C’est la condition du maintien de la valeur générale. La clé de votre progression ? Allez en stage ! C’est bon pour tout le monde, les experts et les élèves. Soyez curieux,
ouverts, volontaires, critiques. À partir d’un certain niveau, cette expérience est obligatoire.

Les jeunes, on ne les trompe pas. Tant que les postes de la fédération seront tenus par des
passionnés, le karaté français va avancer. Nous sommes la troisième génération d’expert en France et nous n’avons pas grand chose à envier aux experts japonais, tant qu’il y a de
l’entraînement et de la sincérité. On a énormément progressé dans les structures et dans la méthode, on avance sportivement, mais la tradition est là, je ne suis pas inquiet pour nous.
Bien sûr il y a le karaté olympique, une énorme exposition médiatique potentielle, qui nous demandera de ne pas perdre notre âme et de ne pas être avalé par le projet. Mais c’est un
plus qu’il faut accepter sans restriction. La question de fond, c’est celle de la patience. C’est notre école. Le karaté est fondé là-dessus : le travail et la patience. Alors c’est le
devoir des profs de se former pour aller à la fois plus vite dans le concret et d’approfondir ensuite. On s’adapte pour accrocher, mais on ne brade pas les fondamentaux. C’est un jeu
d’aller et retour. On est dans le concret et on renforce les basiques. Pour être bon, il faut être vrai. Les jeunes d’aujourd’hui, on ne les trompe pas. Les imposteurs, ils ne les suivent
plus. Des offres, ils en ont qui viennent de partout. Mais l’exemple juste, la fierté, l’idéal, ça marche toujours. Si tu comptes, ils sont prêts à suivre. Ouvrir des yeux comme des
soucoupes, être heureux de mouiller le kim, ils aiment encore ça. C’est l’alchimie d’un bon cours de karaté aujourd’hui.

Rêver encore, la maîtrise. Il y a ceux qui font les choses deux fois par semaine et ceux qui sont obsédés par les choses. En guitare comme en karaté, c’est là que la différence se fait.
J’ai eu beaucoup de vie dans le karaté, mais je continue à être obsédé par l’idée de maîtriser mon art du mieux que je peux. Ce que je souhaite aujourd’hui ? Etre le meilleur expert de karaté possible. Parvenir à avancer dans la maîtrise, même si je ne sais pas totalement ce que cela veut dire. Les petites choses essentielles. Quand tu vois en début d’année, vingt gamins qui mettent le bordel et que trois mois plus tard, tout est en harmonie, là, tu la vois se construire la structure intérieure. Le salut, le « moxo », c’est le passage de la vie profane, les mecs qui se vannent, le vestiaire, à autre chose, un autre espace. D’un coup, on est « un » par le salut, avant de repartir à sa vie en sortant une fois que c’est fini. Chez nous, ce n’est pas le fitness. Tout ce que le karaté, le judo ont de différent, ces petites choses essentielles, il ne faut surtout pas les perdre.

 

Cet article provient des archives de Karaté Magazine (06/13), revue officielle de la fédération française de Karaté.